Il est aussi difficile que quasi insignifiant d’attribuer une nationalite au film Le Fleuve (1951), realise en Inde par Jean Renoir ‘le plus francais des cineastes d’avant-guerre’ selon Georges Sadoul. Son premier film en couleur, appartient au domaine du cinema international que l’on pourrait aussi qualifier de cinema transnational si on l'inscrivait dans le courant de la globalisation actuelle. Pour ce film se sont associes le cineaste francais, la scenariste britannique Rumer Godden qui est en fait l’auteur du roman dont est tire le film et auteur du celebre Narcisse noir, le producteur americain originellement fleuriste, le directeur de la photographie et le decorateur francais, les acteurs amateurs vivant sur place, l’equipe technique et les assistants autochtones. Tourne juste apres l’independance de l’Inde face a l’Empire britannique, le film ne denonce pourtant pas les mefaits du colonialisme ni la misere sociale, mais loue au contraire la beaute et la dignite de la culture indienne. Le film projette l’image du bonheur, d’une vie en osmose avec la spiritualite et la nature. Ces messages sont delivres a travers l’histoire de trois jeunes filles decouvrant leur premier amour et la perte de cet amour aupres d’un Americain ‘heros’ de guerre perdu et isole, ayant ete mutile d’une jambe. Le choix de Melanie, personnage principal cree par Renoir est significatif dans la trame du film. Contrairement au roman, le personnage du film est une metisse anglo-indienne a la recherche de sa propre identite et qui decide d’etre Indienne et non Occidentale. La scene de la danse de Melanie constitue l’apogee du film et montre l’Inde dans sa dimension artistique. Elle met en valeur les symboles de l’Inde et incarne la grandeur du pays. Le film, remarquable non seulement par son esthetique mais aussi par son ouverture sans prejuges a une autre culture, reflete certains elements autobiographiques du realisateur qui etait exile et esperait retourner en France. Les personnages du film se trouvent eux aussi aux confins de deux cultures et de deux mondes, se sentant au depart etrangers, acceptant d’avoir une autre attitude vis-a-vis de la vie et du monde, desireux de vivre en paix sous l’influence de la beatitude secrete du fleuve, symbole de l’Inde. Le film est construit sur l’alternance entre le documentaire et la fiction. Il prend ainsi un aspect presque experimental reflete par l’usage du fondu enchaine tres lent tel l’ecoulement de l’eau, faisant disparaitre les frontieres des plans et sequences. La partie fiction offre un apercu de principes de la pensee indienne que le realisateur partage : le consentement, la serenite, l’incarnation ou la renaissance. Le cote documentaire nous fait decouvrir la realite indienne sous des angles anthropologiques et culturels : travail, coutume, paysages, architecture, marches, fetes, mariage, funerailles, religion, musique, danse, art, etc. Avec son regard d’etranger modeste et plein d’estime, Renoir pousse son choix du realisme jusqu’a abolir la frontiere entre ecran et realite. Le film temoigne de son approche cinematographiqueprendre la ‘verite exterieure’ comme point de depart de sa mise en scene afin d’arriver a la ‘verite interieure’ des personnages et du film. Son souci de montrer une Inde authentique permet au Fleuve de nous persuader que le ‘regard’ est plus important que la diegese dans ce film. D’une part il regit le principe de mise en scene de Renoir grace a l’esthetique du realisme, et d’autre part il ‘ouvre la fenetre’ sur l’Inde, un monde sous-estime tant dans la realite coloniale que dans les films conventionnels jusqu’a lors. Ceux-ci fournissaient des stereotypes orientalistes et europeocentristes. Des films typiques tels Le Tigre du Bengal ou Le tombeau hindou, pourtant realises par un maitre du cinema Fritz Lang, decoivent de par leurs personnages indiens inferieurs et laches ainsi que par des sequences de chasse aux tigres ou aux elephants, etc. L’histoire du cinema a connu de nombreux autres exemples de films reticents et meprisants en termes de multiculturalisme meme longtemps apres Le Fleuve. Le film de Renoir, loin d’etre conventionnel, peut etre qualifie de visionnaire et perspicace: il fait une louange veridique a cette culture des autres et prone la rencontre ouverte de deux cultures. Pour conclure, nous voulons insister sur la volontede Renoir qui etait de rendre le film authentiquement indien en mettant l’emphase sur l’identite culturelle et son influence spirituelle. De ce fait, il peut etre considere comme un precurseur, qui ‘nous devance a notre insu’ selon A. Bazin, en temoignant a travers ce film d’une grande consideration pour la culture des autres, rare dans l’histoire du cinema. Apres ce film, Renoir se voit homme nouveau. Ses experiences en Inde le transforment en un homme universel delivre du ‘nationalisme’ occidental et lui font repeter que le monde est un. L’Inde devient un repere pour lui dans un monde detruit et instable qui se precipite vers une uniformisation de la culture nationale au detriment de l’identite culturelle. Il abandonne apres ces experiences le nationalisme occidental base sur des valeurs de conquete et de puissance, et prevoit que ‘l’Inde jouera une grande influence’ sur l’Occident dans l’avenir.