Le but de cette étude consiste à examiner la représentation des corps féminins dans A la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Peter Brooks, dans son Body Work, Objects of Desire in Modern Narrative, affirme que le désir épistémologique de connaître le corps féminin est étroitement lié au désir sexuel de le posséder chez Proust. Cependant cette étude, si brillante qu'elle soit, n'en demeure pas moins problématique, dans la mesure où la désexualisation du corps d'Albertine étant considée comme la peur de la Méduse, supprime ainsi la différence fondamentale existant dans la description du sexe féminin, entre la femme-bête de Zola et la femme-mer-église de Proust.
Si le corps d'Odette est un corps morcelé n'inspirant aucun désir à Swann, il devient désirable au moment où l'art vient sublimer cette chair abîmée. Grâce au rappel de l'oeuvre de Botticelli, le corps morcelé d'Odette dont la continuité est absente jusqu'à maintenant, devient un corps rassemblé et total. L' amour de Swann pour Odette est en effet un amour de l'art, un amour du maître qu'il aime. Le corps d'Odette reflète ainsi les gestes d'idolâtrie de Swann, incapable d'accéder à la création. Aussi l'identification de l'objet du désir à cette incarnation de l'art rappelle-t-elle le stade du miroir dont parle Jacques Lacan. Swann est un héros de l'Imaginaire qui confond l'objet du désir avec l' image projetée par l'oeuvre d'art.
Le corps d'Albertine est tout différent. Le passage cité par Peter Brooks relève en effet de deux thèmes, qui nous paraissent fondamentaux pour comprendre le processus de sublimation proustienne: le désir de l'autre et le désir de mort. Ce désir de l'autre, de l'ailleurs, conduit à penser que l'introduction d'un élément masculin dans la description du ventre d'Albertine renvoie au rêve de la bisexualité tout comme le montre Mlle Vinteuil. Dans cette optique, la description du sexe d'Albertine ne relève ni de l'angoisse de castration ni de la peur de Méduse dont parlent Lejeune et Brooks. Cependant, contrairement à Mlle Vinteuil, Albertine ne manifeste pas de côté viril, ce qui brouille la simple distinction physiologique des sexes. Albertine, 'être de fuite' par excellence, étant sujette à une métamorphose perpétuelle, ne permet pas une lecture univoque et découvre par là mé̂me sa totale altérité. Comment expliquer dès lors cette incapacité d'accéder à la vérité de Gomorrhe? Si l'on croit Hélène Cixous, la différence sexuelle entre femme et homme ne s'explique pas par une simple différence physiologique mais par la jouissance, ceci nous amène à examiner les caractérisques de la jouissance féminine chez Proust : la vue, l'oralité sexuelle et la culpabilité. Le voyeurisme du Narrateur est de l'ordre de la jouissance féminine, dans la mesure où l'élément visuel joue un rôle prépondérant dans la mise en scène des épisodes de voyeurisme. La scène où Albertine suce la glace en forme de jardin japonais manifeste donc le fantasme de la sexualité orale diffuse et autoérotique dont parle Irigaray. Enfin, le Narrateur s'identifie à la culpabilité du désir féminin homosexuel à travers Mlle Vinteuil et Albertine. Le désir d'Albertine est en même temps celui du Narrateur, la culpabilité l'est aussi. Selon Kristeva, Proust projette sur Albertine le fantasme d'une homosexualité passive. Ainsi le désir de mort manifesté dans le sommeil d'Albertine peut-il être tout aussi bien celui du Narrateur que celui d'Albertine: le désir du Narrateur de mettre à mort l'objet du désir afin de passer à l'acte d' écriture, le désir d'Albertine de mettre fin à ce désir homosexuel coupable en trahissant la mère. En prenant Albertine comme alter ego, le Narrateur réussit à prendre ses distances avec son homosexualité et sa culpabilité blasphématoire ouvrant ainsi la voie vers l'écriture sans fin.
Devant cette jouissance féminine, le narrateur a beau essayer d'expliquer le rire voluptueux d'Albertine, il n'arrive pas à sonder ses secrets. Cependant cette impossibilité de connaître les secrets de l'autre se répercute sur la connaissance de soi. Contrairement à Swann qui n'a ni le désir ni le temps du repli sur soi, le Narrateur a le courage d'ébaucher un roman avec ses experiences désesperées sur les corps innombrables de femmes pour en faire un édifice immense d'impressions, de traces, de mémoires.